20 Septembre 2018
Petite interlude à Shenzhen, avec le fameux village de peintures de Dafen, en anglais Dafen Oil Painting Village. En vrai, c'est pas un village à proprement parlé, mais plutôt un quartier.
Tout comme Dapeng et sa forteresse, que j'ai beaucoup aimé et dont je parlais ici, Dafen est sur toutes les listes d'immanquables à Shenzhen et ses environs.
C'était évidemment dans ma liste aussi, et j'ai attendu très longtemps avant d'y aller, 2 ans pour être précise.
Dafen c'est le premier village de peinture de Chine. En vrai, c'est pas un village à proprement parlé, mais plutôt un quartier d'artistes.
L'histoire nous dit (enfin non c'est google qui me l'a dit) qu'en 1989, Walmart, l'enseigne de grande distribution, commande 40000 toiles à livrer en 40 jours à Monsieur Huang Jiang, peintre hongkongais. Du coup, il ouvre un studio à Dafen, vue que c'était pas cher et pas loin, et se lance dans la copie de tableaux. Et ça a super bien marché, son studio a attiré d'autres artistes, qui ont ouvert d'autres studios, qui ont attiré d'autres artistes qui ont ouvert d'autres studios.
En 2002, Dafen est constitué de 150 studios et 8000 peintres. Certains peignent uniquement des Van Gogh, d'autres sont spécialisés dans La Joconde. En théorie, la plupart des répliques sont des reproductions de tableaux d'artistes morts il y a plus de 50 ans (pour des raisons de droits d'auteur). On y trouve aussi beaucoup de calligraphies chinoises.
Dafen produit 60% des tableaux du monde, 5 millions de tableaux par an exportés aux quatre coins du monde. La plupart des tableaux sont vendus à des enseignes de décoration, aux aéroports et aux hotels, et une petite partie est vendue à des particuliers. Ralentissement économique oblige, ces chiffres sont en baisse, mais quand même.
Avec des chiffres pareils, on pourrait penser à une énorme usine industrielle. Eh bien non! La production reste assez artisanale, bien que chaque artiste peint des milliers de toiles par an (quand les grands maîtres mettaient parfois des années pour en faire une).
Je trouve l'histoire de Dafen fascinante. Elle incarne magnifiquement le modèle économique chinois des années 90. La manufacture à bas prix, l'industrie de masse et la main d'oeuvre bon marché. Conjuguez-moi ça au domaine de l'art, qui est fondamentalement pas quelquechose censé être produit en masse, et ce sont des chiffres qui donnent le tournis.
Vous imaginez ça, un village qui ne fait que des reproductions de peintures à l'huile?
La Chine a un don pour regrouper les productions et les ventes, par thématique. Je n'ai aucune idée de comment ça peut s'appeler en terme économique ou commercial. Mais il n'est pas rare de voir une rue avec presque uniquement des magasins de chaussures, une rue avec que des outils, une rue avec que des animaleries, une rue avec que des enseignes dédiées à la maternité, ou une rue avec que des échoppes de luminaires. Ma préférée étant la rue des fleuristes. (Pour les Shenzheners, il y en a une à côté du métro Xiangmei Bei, à gauche du Walmart). C'est quelque chose qui me fait toujours autant halluciner, je me demande toujours comment fonctionne la concurrence. Du coup, un quartier entier de peintres, ça fait peut-être le buzz en occident, mais ça ne choquera personne en Chine.
Par ailleurs, une autre chose intéressante à ce propos, c'est le principe de reproduction, la production de copies ou d'imitations. Oui, chez nous c'est pas flatteur. On va plutôt récompenser l'esprit innovant. C'est le siècle des lumières tout ça, c'est toujours se tourner vers des choses nouvelles.
Mais en Chine, ça n'a pas du tout le même sens. Historiquement déjà, sous Mao, la Chine copiait le modèle soviétique. Plus récemment, sous Deng Xiaoping, les chinois ont été incités à imiter l'occident pour développer l'économie. Par ailleurs, culturellement, copier quelque chose n'a pas la même valeur que chez nous, et ce depuis toujours. On le voit très bien dans l'art traditionnel, où on a toujours copié et recopié afin de préserver les traditions. La calligraphie par exemple, c'est l'art même de recopier. Dans le système éducatif, on le ressent beaucoup également. Et bien, les peintres de Dafen ne trouvent pas du tout que c'est nul d'être peintre de copies, au contraire, ils ont tendance à dire que c'est valorisant. Copier et imiter, c'est non seulement préserver des idées et utiliser des méthodes qui fonctionnent, mais c'est aussi valorisé comme un outil de partage dans la communauté, à l'inverse de l'individualisme. Je trouve que c'est aussi très taoïste comme façon de penser, mais ça c'est peut-être juste moi.
Cela dit, on est en 2018, et la société chinoise a bien évolué. Même si la copie est toujours une part importante de l’économie du pays, brevets et innovations technologiques ont désormais remplacé imitations et reproductions. En effet, en 2015, la Chine a deposé plus d'un million de brevets, ce qui ne s'est jamais vu avant (source et infographie). A l'heure où le consommateur chinois émergeant est un marché considérable à satisfaire de produits locaux, la Chine dépense plus en recherche et développement, et est désormais plus tournée vers la propriété intellectuelle que la contrefaçon.
Je vais arrêter là sur ce sujet, j'ai l'impression de faire un exposé, mais si vous voulez en savoir plus je vous invite à visiter le site de l'organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) notamment leur rapport sur l'indice mondial de l'innovation 2018 ici et le classement des pays les plus innovants là
Bref, tout ça pour dire que Dafen semble aussi se tourner vers cette stratégie. Aujourd'hui, on y trouve beaucoup de galeries d'art et d'artistes indépendants qui proposent et développent leurs propres créations. C’est pour cette raison que vous verrez beaucoup de panneaux « photos interdites » dans certaines galeries.
C'est assez agréable de se balader dans les ruelles, observer les artistes au travail. On se sent loin de la ville, et pourtant on y est bien. C'est aussi impressionnant de voir autant de tableaux entassés sur un si petit endroit. Certaines reproductions de grandes toiles sont vraiment incroyables.
Sinon il y a quelques galeries d'art assez sympas, un musée et quelques cafés et maisons de thé pour se poser à l'ombre et au calme. Nous on s'est posés au café de la galerie Taiyangshan (en photo juste en dessous)
Alors, est-ce que ça vaut le coup d'aller à Dafen ?
Je trouve que l'histoire de Dafen est incroyable, mais d'un point de vue touristique y'a pas de quoi vermifuger un abribus. C'est pas ouf, sauf si vous êtes passionné de peintures.
Si vous habitez à Shenzhen et avez largement le temps devant vous, dans ce cas oui, allez-y. Et puis, ça vous fera un quartier atypique de plus !
Sinon si vous êtes de passage express dans le Guangdong, ne perdez peut-être pas votre temps à Dafen !
Dafen est situé assez loin du centre de Shenzhen, dans le quartier de Longgang.
Il y a une station de métro, Dafen, sur la ligne 3.